Alonso de Contreras, un mythe historique ou litteraire

1. Fascination pour un texte si longtemps oublié Rien ne me prédestinait à passer tant d’années sur un obscur texte espagnol de 1633, publié seulement en 1900 dans le cercle fermé des historiens spécialisés : comme hispanisant, je préférais lire la littérature moderne, la génération de 1927 (en particulier García Lorca, Dalí et Buñuel, sur lequel j’ai fait ma maîtrise ès lettres) ainsi que les romanciers du  »boom » latino-américain des années 60. Toutefois, à la réflexion, le monde du  »boom » latino et l’oeuvre de Buñuel sont-ils si éloignés du monde de Contreras ? Rien n’est plus étranger à mes origines protestantes cévenoles, à ma formation universitaire rationaliste, voire scientiste, que cet univers baroque de l’ empire espagnol, cette poignée de grandes familles,  »Grands d’Espagne » au luxe inouï, cette multitude de marginaux misérables ( 20 % de pauvres ou  »très pauvres » dit Fernand Braudel) , ce poids de l’Eglise sur les esprits ( faste des églises baroques d’un côté, surveillance par l’Inquisition de l’autre). Or Jean-François Destacamp, historien passionné par les mémoires de soldats, qui travaillait avec moi au lycée Champollion, m’a mis le texte entre les mains en 1994 : au début ce fut un jeu entre nous que de chercher à démêler le vrai du faux dans ce manuscrit plutôt touffu et rempli de mystères. Puis je me suis pris au jeu, jusqu’à passer une dizaine d’années à lire et relire chaque ligne, entre les lignes, explorer la moindre allusion ou ellipse, interroger les évidentes contradictions ou omissions, amasser de la documentation afin de mieux comprendre les codes d’une époque si éloignée dans le temps comme dans l’espace. On pourrait dire que le texte de Contreras s’est imposé à moi pour des raisons complexes que je cherche à élucider ici : qu’il m’a choisi en quelque sorte! Lors d’un voyage en Andalousie, j’ai enfin pu trouver le texte dans sa langue originale, aux éditions de poche Bruguera (Barcelone 1983) que la librairie Mignon de Cadix ne voulait d’ailleurs pas me vendre, sous prétexte que l’ exemplaire était trop abîmé d’avoir dormi dans l’arrière boutique! Cependant, aussi bien pour l’édition française que pour l’espagnole, j’ai été déçu par la mauvaise qualité de l’appareil critique : aucune carte, notes insuffisantes, voire franchement ridicules, préfaces qui ne prennent jamais au sérieux le témoignage d’ Alonso de Contreras. Au mieux on voit en lui un guerrier style surhomme de la race hispanique; au pire un hâbleur dont    seuls les détails picaresques de la vie semblent avoir retenu l’ attention des historiens.    Prenons quelques exemples : la Mámora, forteresse conquise par les Espagnols près de    Salé-Rabat en 1614, est située près de …Tunis (édition Viviane Hamy) ; lorsque Contreras quitte    Naples pour Palerme à la fin du manuscrit, il fait escale à «Castillón» – c. à d., puisque les noms    sont toujours hispanisés, Castiglione maritimo, près de l’ermitage de Saint François de Paule en    Calabre, ou San Francesco di Paola … qui deviennent Castellone de Gaeta (au nord de Naples, pour    aller de Naples à Messine?) dans l’édition espagnole et Saint Vincent de Paul dans l’édition    française!    On fait généralement mourir Contreras vers 1641 (mais pourquoi donc 1641, alors que des allusions permettent de situer la fin de la rédaction au plus tôt en 1644 et que ses derniers états de    service, ratifiés en 1645 à Madrid, témoignent de son retour après tant d’années de service au    Mexique?) Sans parler de ceux qui en font un descendant de conversos juifs (malgré l’enquête    approfondie de l’Inquisition, plus celle pour être admis chevalier de Malte!) voire un sympathisant    protestant (parce qu’il fait l’éloge d’ Henri IV!!!)    Ainsi la carrière de ce soldat aussi obscur qu’exceptionnel aura débuté en 1597 dans la mer    Egée, face aux corsaires turcs et barbaresques, pour s’achever vers 1642, face à la péninsule de    Basse Californie, à surveiller le galion de Manille qui ramène chaque année les richesses de l’Asie    vers Mexico puis Séville. Plus de quarante-cinq annuités dans l’armée espagnole ! J’ai pu découvrir    dans ces  »Mémoires » l’immensité de l’empire espagnol qui s’étendait de Madrid à Bruxelles, mais    aussi de Barcelone à Palerme et Naples, la plus grande ville du royaume, ainsi que sur les présides    africains (forteresse des côtes du Maghreb) et bien entendu sur les colonies américaines, de la    Havane à Cartagène des Indes, de Potosi à Lima, de Mexico jusqu’ à Manille, porte de l’Asie, audelà    de l’océan pacifique.    Comment ne pas avoir envie d’y voir de plus près, éprouver l’idée folle de  »découvrir la    vérité » de cette vie hors du commun, ce qui m’amènera finalement à rédiger ce roman de 2004 à    2006. N’ étant pas spécialiste du Siècle d’or, qui a plutôt mauvaise presse dans les programmes    français, il faut bien le dire, à cause de la légende noire d’une Espagne qui ne serait que violence et    fanatisme religieux, il n’était pas question pour moi de rédiger une biographie de Contreras.    Je me suis donc contenté d’appliquer les techniques de l’analyse du texte, à savoir scruter le    moindre indice, la moindre allusion entre les lignes, traquer chaque contradiction, chaque mensonge    par omission, jusqu’à y découvrir quelques beaux lapsus, bref une sorte d’archéologie du texte qui    permettrait d’ y braquer un projecteur presque psychanalytique : le texte, rien que le texte, mais tout    le texte, y compris ce qu’il ne dit pas explicitement, mais qui se déduit du contexte ou de quelques    traces apparemment insignifiantes. Avec toujours cet a priori qu’il fallait prendre au sérieux ce    témoignage, écrit dans une langue hors normes, toute en concision et sans aucune des métaphores    chères à la rhétorique lettrée de cette époque, la voix d’un homme sans instruction, qui n’a pas eu la    carrière qu’il souhaitait, qui a souffert et qui essaie de nous révéler un secret, peut-être ?

4 Comments

  1. Bonjour,
    Je viens de lire l’autobiographie de Contreras. En me renseignant un peu sur ce livre étonnant, je suis tombé sur votre blog de présentation très convaincant. J’ai commandé votre livre.
    Comme je vois que vous avez eu accès au texte Espagnol, je me demandais ce que vous pensez de la traduction d’Oliver Aubertin (chez Viviane Hamy) ? Est-elle fidèle à l’original ?
    J’ai mis en référence dans mon blog (Diacritiques), où j’évoque cette lecture, le lien vers le vôtre. Si vous avez la curiosité d’y jeter un œil, je serai preneur de vos observations critiques !
    Bien cordialement
    CéCédille

    1. J’ai beaucoup apprécié votre blog, vous faites vraiment un travail remarquable.
      En effet la traduction Aubertin, qui reprend curieusement une édition de 1933 qui m’a été communiqué récemment, est assez mauvaise (et les notes sont très mauvaises comme je le montre dans ma postface). En fait il n’y a aucune étude sérieuse du manuscrit jusqu’à celle de 2008 par l’université de Madrid, cantonnée à l’orthographe de Contreras et ses italianismes (par ex. quiraca est en réalité quiraça et Villafranca Jenica dans l’ed. esp. tout aussi fautive en ce qui concerne les notes, n’est autre que Villefranche de Nice!)
      Je viens de publier le 2° tome, basé sur l’épopée peu connue du galion de Manille, puisque j’ai découvert un fait qui n’a attiré l’attention de personne, c’est qu’il termine sa carrière au Sinaloa, extrême nord de l’empire à cette époque et donc ne peut achever son manuscrit avant 1645 minimum. S’il avait pu terminer ses mémoires en racontant les 8 ans passés au Mexique, ce serait le plus grand roman picaresque de tous les temps.
      Au plaisir de vous lire,
      Y.R.

  2. Autre question : Contreras a écrit un « routier » vers 1616 pour Emmanuel-Philibert de Savoie, grand amiral d’Espagne. Il pensait lui même ce document perdu. Or, en 1900, l’archiviste Don Manuel Serrano y Sanz l’a retrouvé. Je crois qu’il a été publié en 1956.
    Savez vous s’il est accessible ? Est ce qu’il confirme ou enrichit les mémoires de notre auteur ? Avez vous pu le consulter ? En parlez-vous dans votre second ouvrage ?

    1. Je n’ai pu consulter le « derrotero del mediterraneo » de Contreras, car le 2° tome m’a orienté vers le Pacifico espanol (magnifique expo à l’Archivo de Indias de Séville sur deux siècles de commerce Acapulco-Manille, c. à d. argent américain contre produits chinois et indonésiens).
      Je pense qu’il est accessible dans plusieurs éditions. Il aurait en fait effectué ce travail pour se racheter d’avoir coulé un galion dans la baie de Cadix et il l’a offert au prince Emmanuel-Philibert, lui-même chevalier de Malte.
      J.M. Pelorson a fait une analyse du derrotero accessible sur le net et sans doute que ce document enrichit la connaissance de la formation de Contreras (qui aurait pu avoir appris la cartographie à Malte, voire à la Casa de contratacion de Séville : le premier cartographe étant Amerigo Vespucci, d’où le nom donné au continent nouveau, plutôt que Colombie qui eût été plus logique).
      Bien à vous,
      Y.R.

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